Une journée nuageuse ne peut rien contre un tempérament radieux.

« Mais enfin Penny, tu n’as pas d’autres centres d’intérêts dans la vie que de faire la cuisine, passer l’aspirateur et t’occuper de moi ? » Me balança Lancelot un soir alors qu’il rentrait du lycée. Je ne relevais pas la tête de mon bouquin. Appuyée contre le comptoir qui sépare notre cuisine du salon, j’étais plongée dans une aventure en attendant que mon four sonne : annonçant la fin de cuisson de mon gâteau au yaourt. « Et si je ne le fais pas, qui s’en occupera ? » Lui demandais-je d’une voix habituée à cette conversation. « Une domestique ? » Me dit-il comme si c’était une évidence. Cette fois-ci je relevais la tête pour l’observer. Mes lunettes noires et rectangulaires sur le bout du nez, me donnant un air sérieux. Lancelot se trouvait face à moi, délassant ses chaussures, appuyé contre le mur de l’entrée. « Évidemment, mais bon sang pourquoi n’y ais-je pas pensé plus tôt ? Une domestique ! C’est tout à fait ce qui me manquait dans mon petit monde doré ! Je pourrais aisément la payer grâce à mes pourboires, les clients craquent quand je leur demande « Avec des frites ? ». Mais pourquoi n’ais-je pas eu cette brillante idée plus tôt ? » M’exclamais-je en sur jouant, portant ma main à mon front. Lancelot poussa un soupir avant de me demander de me taire. « Ça va, ça va. J’ai compris, j’ai dit une connerie. Désolé. Mais sérieux Penny, fais autre chose de ta vie. Tu vas devenir dingue ! J’sais pas moi, rencontre des mecs ! » « Et toi, récolte des bonnes notes au lycée. On a chacun notre objectif comme ça. On pourra se soutenir mutuellement. » « C’est bon j’ai compris, j’me tais. » Je lui adressais un grand sourire avant de reporter mon attention sur mon livre.

C’était souvent comme ça avec Lancelot, il rentrait et plutôt que de me dire salut comme toute personne normale, il me faisait des reproches. Oui il me reproche de prendre soin de lui, de lui faire de bons petits plats, d’être là quand il en a besoin… Ça doit être sa façon de me dire de vivre ma vie, qu’il m’aime mais qu’il est désormais assez grand, que je dois aussi penser à moi. Ah mais non, je préfère milles fois prendre soin de mon petit frère adoré. Je l’aime, et j’ai promis à maman que je serais toujours là pour lui, toujours. C’est qu’elle est partie tôt maman… ma belle maman, ma merveilleuse maman, ma douce maman. J’avais tout juste cinq ans. J’apprenais tout juste à lire, je savais écrire mon prénom. Je savais reconnaitre les prénoms de mes camarades de classe. Je savais reconnaitre les mots maman et papa. Je savais les écrire, et je savais aussi écrire Lancelot. Je m’entrainais avec les lettres aimantées sur le réfrigérateur. Et puis maman a eu un accident… elle est morte sous nos yeux, à l’hôpital. Je déteste les hôpitaux, je les hais ! Juste avant de mourir, elle m’a dit qu’elle nous aimait très fort, que nous étions ses petits trésors à elle et qu’elle était fière de nous. Et puis elle m’a fait promettre de protéger mon petit frère, je lui ai promis. Innocente que j’étais, je croyais qu’en le lui promettant, elle resterait avec moi. Je pensais qu’elle ne me quitterait pas. J’étais prête à lui promettre n’importe quoi, ciel et terre, pourvu qu’elle reste avec moi ! Mais elle est morte… elle est partie, elle s’en est allée au paradis des mamans. Elle est devenue un ange, une étoile, elle veille sur nous.

Lancelot était trop petit à l’époque, à peine trois ans. Il ne s’en souvient pas. Il a des bribes de souvenirs de maman, mais il ne se souvient pas de sa disparition. Et tant mieux, il ne garde pas ce terrible évènement en souvenirs. Mais ce fut dur pour lui par la suite, toutes les nuits il se réveillait en pleurant, réclamant maman. Avec papa, nous le calmions comme nous pouvions. Je refusais de pleurer, pour ne pas rendre triste mon petit frère, ni mon papa. Il fallait que quelqu’un reste fort pour eux. Je pleurais en silence, le visage enfoui dans un foulard lui appartenant, il portait encore son odeur… au début. Parfois je me rendais discrètement dans sa chambre, et je vaporisais son foulard de son parfum. Le flacon était à moitié vide… Au bout d’un moment, je l’ai terminé. Mais j’ai gardé le flacon. Plus tard, quand j’ai été plus grande, je me suis achetée le même parfum. C’est le seul que je porte, il me laisse l’impression qu’elle est à mes côtés à chaque instant.

Et puis avec le temps, j’ai commencé à faire office de figure « maternelle ». Je ne remplaçais pas maman, c’est impossible ! Mais j’aidais papa dans les tâches ménagères, j’ai commencé à apprendre à faire la cuisine, et puis j’aidais Lancelot dans ses devoirs. Je n’étais pas une élève des plus studieuses, mais je faisais en sorte de me maintenir dans une bonne moyenne. J’ai eu mon diplôme avec mention. Et j’ai arrêté les études, mais j’encourage Lancelot à continuer. Serveuse, ce n’est pas vraiment la vocation que j’avais choisi pour moi, mais je n’ai pas eu d’autres choix. Depuis quelques temps, papa n’allait plus aussi bien. Il souhaite le meilleur pour nous, je le sais. Mais son Alzheimer est de plus en plus présente, de plus en plus grave. J’ai réussi à lui trouver une place dans une assez bonne maison spécialisée. Et l’argent que je gagne en tant que serveuse me permet tout juste de payer un petit loyer d’appartement pour Lance et moi. Mon cher Lance qui me reproche de ne pas vivre ma vie, de tout sacrifier pour lui. Mais il ne comprend pas, j’ai promis à maman ! Je lui ai promis que je veillerais toujours sur lui…

« Penny ! PE-NNY !! Oh Penelope Keanan !!! Tu t’es endormie ou quoi ? Le four bip depuis plus de dix minutes. Le surmenage n’est pas bon pour la santé. Je vais t’offrir une cure de thalasso. » Je relève la tête et pose les yeux sur un Lancelot excité, vu la tête qu’il fait, il doit m’appeler depuis un petit moment. Je souris, il m’amuse. Je ferme mon bouquin, attrape mes gants de cuisine en silicone et je sors le gâteau du four. Il est parfaitement cuit, passons à l’étape suivante : goûtons-le. « T’en veux une part gros gourmand ? » « Et comment ! Tu me connais bien ma chère sœur. » « Oui c’est une de mes qualités. » On rit, on savoure ce beau moment passé entre frère et sœur, où le bonheur emplit le moindre petit espace libre de la pièce et de nos cœurs. Parce qu’une journée nuageuse ne peut rien contre un tempérament radieux.